Il fallait le Sud Express

C’était l’automne 1986 et j’étais en Terminale. Sans le savoir nous enchaînions les toutes dernières fois. Pour ces raisons curieuses que l’histoire familiale néglige d’élucider, sans doute parce que l’explication post quem est plus convaincante que la réflexion ante quem, je faisais ma Terminale au Lycée français de Lisbonne : le beau, verdoyant et racé Charles Lepierre.

Je vivais à Lisbonne avec mon père peintre,

Italo Violante Serigraphie sans date

Italo Violante, Serigraphie sans date

ma mère enseignait à Strasbourg et devait nous rejoindre pour les petites vacances scolaires.

Mon père renouait avec une vie quotidienne au Portugal,

qu’il n’avait connue que sporadiquement,

qu’il avait caressée toute sa vie :

Il l’avait connue dans sa toute petite enfance, entre 1916 et 1920, puis pendant un petit lustre, à la fin des années 1960, lorsqu’il décida que son enfant unique – moi – naîtrait, comme lui jadis, comme sa mère naguère, à Lisbonne.

Souvent de mauvaise humeur, maugréant contre la voirie mal entretenue et le golf mal fréquenté, il était cependant doué d’une indéniable curiosité envers le pays, qu’il me faisait visiter par grandes virées en automobile, et envers sa culture ; une de ses toutes dernières lectures fut, cet automne-là, l’œuvre poétique complète du surréaliste Alexandre O’Neill, qui venait de mourir.

Sans le savoir nous enchaînions les toutes dernières fois. Début octobre il souffrit d’une indigestion dont il ne se remit pas, début novembre le cancer au foie était diagnostiqué, il fallait rentrer en France, mi novembre on repartait, le 22 décembre, il était mort.

Il fallait rentrer, planter là :

– Sa chimère d’une vie quotidienne à Lisbonne,

– Celle de ma Terminale bien engagée avec un professeur de philosophie, Philippe Fridman, qui, en une poignée de semaines, m’a marquée à vie. Il devait mourir un an plus tard (toute une génération s’y reconnaîtra).

– La laborieuse négociation de l’autonomie adolescente.

Italo violante, barcos, 1976

Italo violante, barcos, 1976

Il fallait planter là les chimères et admettre la vie.

Il fallait repartir en France avec armes et bagages, livres et vêtements (surtout des vêtements chauds : et mon père m’offrit ma dernière Manta Alentejana, cette cape des bergers de l’Alentejo qui plus tard à Paris prit des allures de beau manteau romantique). Emporter la voiture, sa BMW bleue qu’il n’était plus en mesure de conduire.

Il fallait que j’apprenne à faire des billets train + voiture dans des circonstances urgentes et extrêmes, alors que j’ignorais jusqu’à l’existence d’une gare à Lisbonne. Que je trouve le chemin de la gare Santa Apolonia, au nom magique, presque celui d’un poète. Que je revienne bredouille : il n’y avait plus de place sauf en couchette.

(Je crois que c’était mon premier voyage en train de nuit ; j’y pense à l’instant ; ma nuit de noces avec le train)

Mon père était un homme autoritaire aux mille tours, et il trouva moyen d’avoir ce qu’il voulait, à commencer par un rendez-vous avec un haut gradé de Comboios Portugueses, qui lui confirma qu’il n’y avait de place qu’en couchette – sauf… quelque chose m’échappa dans leur entretien, auquel j’assistai muette, mais je compris que mon père avait acheté les six places d’un seul compartiment. Il eut ce qu’il voulait, nous allions voyager seuls.

(J’y songe en écrivant ceci : mon père savait sans doute que c’était son tout dernier voyage)

Et le départ vint, par une mi-novembre de pluie, un voisin nous accompagna car il fallait conduire la voiture et l’engouffrer dans un wagon, et puis nous installer, et prendre congé très vite de tout, et enfin partir.

Les bagages avaient été une entreprise hallucinante. Mon père savait les faire, à l’ancienne, au cordeau, si bien que moi mes souvenirs proliférant et mes bouquins nombreux n’avions droit qu’à une valise de taille moyenne.

Je me souviens avoir glissé des livres jusque dans la housse de la raquette de tennis, pour ne pas les laisser derrière moi dans cet appartement qui avait un goût d’abandon. Je me souviens très exactement de mes lectures de cette époque : des dialogues de Platon, des nouvelles de Thomas Mann, les Mémoires d’Hadrien.

Je me souviens que dans le compartiment mon père s’est alité tôt (je ne me souviens pas du dîner ; n’ayant vu aucun James Bond je ne pouvais pas être frappée par le charme du wagon-restaurant). Il souffrait et je ne m’en souviens pas non plus : il me l’a dit ensuite, un énième reproche dans l’amer chapelet des derniers jours.

Je me souviens distinctement avoir commencé, par cette nuit interminable, le livre que j’avais emporté dans mon petit sac de voyage, le premier tome de A la recherche du temps perdu. Je n’ai pas fini ce volume cette nuit-là, ni cet hiver-là. J’ai lu toute la Recherche, tout Proust d’ailleurs, quelques années plus tard.

L’enchantement de cette nuit-là me suffit durablement pour aimer Proust, teinté de la confuse conscience que dans ma couchette en hauteur je lisais au-dessus du cadavre de mon père. L’arrivée à Paris Austerlitz le lendemain matin fut douloureuse, le retour en voiture jusqu’à Strasbourg tendu – ma mère conduisait, mon père grognait contre sa conduite prudente, contre moi dont la loupiote l’avait empêché de dormir la nuit, contre tout, contre ses propres peurs sans doute –, et la fin de tout cela par trop rapide.

Ce furent les derniers jours et j’allai

– cette ville n’est pas faite pour une pluie insistante –

par flaques et reflets par ruelles emmêlées

près du port à l’amont de la ville connue

voir la gare des grands départs et des longues distances

Sur le chemin du retour vers la ville basse

j’ai longé au soir sa mer son fleuve trop large

où s’abîmait l’industrieux miroitement du port

Dans l’automne précoce et la pluie insistante

et l’agonie du départ

j’ai longuement embrassé cette ville

Texte et vécu : Isabel Violante

PS : édité aux bon soins d’un humble accoucheur, au chevet du Sud Express, parfois.

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