Parfum des femmes/notes de corps

« Mi pare sentir odor di femina. »

Odore di Femina  ? « Tout commence par une note de tête à forte tonalité ambrée, au départ boisée puis balsamique. Suivie d’une variation de jasmins intenses avec une trace de Benjoin de Siam, suave, d’une grande ténacité. Puis une pointe de bois de santal stabilise un étrange mélange de civette, animale, intense et un trait de vanilline qui constitue déjà la note de coeur. La note de fond, irisée, se prolonge dans un juste éqsuilibre de cardamone et d’essence de litséa persistante.  »

Odore di Femina ? Thème et titre empruntent à la fois à l’opéra Don Giovanni de Mozart, dont le personnage Don Juan détecte, et de loin,  l’odeur d’une femme (yeux fermés, pupilles et papilles bien ouverts) et dit : Mi pare sentir odor di femina

et au film Parfum de femme de Dino Risi. Je voudrais y ajouter la note de dégustation, le fruit non défendu d’une mienne lecture : Une nouvelle du recueil récent « Nos gloires secrètes » de l’écrivain Tonino Benacquista : Le parfum des femmes décrit le dernier vertige olfactif d’un ancien « Nez » fameux de la parfumerie qui a crée des tas de fragrances devenues archétypes du chic, à l’image d’un  Guerlain (le fondateur).

Vit à présent retraité en son palais solitaire. Pour sa jeune voisine Louise, qui a aménagée au dessus de chez lui, après quelques rencontres polies autour d’un thé pour retraité, Il concocte d’abord un parfum à base de cire d’abeille tout simple qui lui colle bien. Avant de lui demander à brûle-pourpoint (que j’aime cette expression) la faveur de pouvoir la sentir.

Effarouchée indignée du nez, elle refuse d’abord, on s’en doute, because, malgré son aura de nez prestigieux, notre héros est un barbon, le sait, feignant d’être effaré par sa propre audace pour mieux abattre sa carte  gagnante par la suite…

Car bien sûr ensuite un soir passant chez lui à l’improviste, sans un mot faisant glisser sa robe à terre, tournant son visage de côté (comme dans un tableau de Balthus pointant l’insaisissable), elle s’exécute, Louise. « Puis s’allonge sur le canapé en ouvrant ses jambes, à peine, comme des ciseaux. »

« Je m’agenouille. Ai-je jamais été plus jeune qu’à cet instant ? J’approche mon visage, les yeux clos et, sans doute pour la dernière fois de mon existence, je rassemble toute la science, toute la ferveur qui me restent. »

Ce qui me plaît la-dedans est la description détaillée par le parfumeur défroqué des composantes de son odeur  faisant suite. L’auteur ne nous dit pas quelle partie de son corps il sent alors, s’il en fit le tour du nez pour en dévoilhumer toutes les touches… Quoi qu’il en soie, sa note de synthèse est la suivante :

Tout commence par une note de tête à forte tonalité ambrée, au départ boisée puis balsamique. Suivie d’une variation de jasmins intenses avec une trace de Benjoin de Siam, suave, d’une grande ténacité. Puis une pointe de bois de santal stabilise un étrange mélange de civette, animale, intense et un trait de vanilline qui constitue déjà la note de coeur. La note de fond, irisée, se prolonge dans un juste éqsuilibre de cardamone et d’essence de litséa persistante. Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux. encore ivre d’elle,  je la vois saisir sa robe et disparaître. elle vient de me rendre tout ce que j’ai donné aux femmes. Mes yeux se ferment à nouveau. Et qu’importe si dehors le jour vacille déjà. »

En rétro-olfaction, je serai tenté d’ajouter d’autres notes plus marines, iodées, salines sous aisselle, mêlées à une note fauve et rosée, mais on ne me demande rien : je ne suis que mon propre petit nez. Néanmoins, ces odeurs de corps féminins font parte de mes préférées. J’y adjoindrai volontiers un zeste de bergamote rapée, du Yuzu, du caviar de citron, un peu de pin et de liège muscée, voire une note foxée… de fourrure de renard mal rasé un soirs d’été, après la mer, avant la douche… Mais qu’on n’y voit rien de grivois, juste une note cuir, comme disent les dégustateurs,s’agissant de vins charpentés, mal vinifiès, voire victimes d’un problème de contaminant en chai, selon d’autres plus critiques…

Odore di Femmina bis : C’est aussi un Leitmotiv de l’artiste Johan Creten (qui a étudié à Gand, Paris et Amsterdam) depuis sa résidence à la Villa Médicis en 1996-1997. « D’abord conçues comme des tableaux de roses, ces pièces sont devenues des bustes de femmes à l’antique, de type « anadyomène » avec un mouvement interrompu des bras.

Johan Creten procède par une métonymie visuelle consistant à évoquer le parfum de l’être féminin en représentant la fleur, elle-même symbole de la vulve, du réceptacle. L’œuvre attire particulièrement par sa beauté classique, la performance technique que suppose le pastillage manuel de toutes les roses.

Elle impressionne aussi par l’expression de la fragilité de l’existence et d’un certain effroi devant la mort. L’artiste a réalisé dans un premier temps deux torses en biscuit de porcelaine, dont l’un (maintenant en collection privée) a été montré en 2006 au musée du Louvre pendant l’exposition Contrepoint 2, au musée des Beaux-arts de Rouen dans l’exposition Fiction Céramique, puis à la Wallace Collection à Londres. L’autre exemplaire en biscuit a été acquis par la collection Winnick à Los Angeles (Etats-Unis). Les torses émaillés sont édités également à deux exemplaires : le premier est dans une collection privée, le second est le modèle acquis par le musée des Arts décoratifs. »

Odore di Femina Ter :

je me souviens de cette histoire d’amant prévenant à peu près ainsi par texto sexto son amie qu’il arrive chez elle à des fins d’union moite : « Prends une douche de minou, j’arrive dans une heure ! »  Mais il se trompe et envoie ce texto à sa mère…

« Les humains savent tant de jeux l’amour la mourre
 L’amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
 La mourre jeu du nombre illusoire des doigts »
Apollinaire, Alcools

Bis repetitat : orte tonalité ambrée, au départ boisée puis balsamique. Suivie d’une variation de jasmins intenses avec une trace de Benjoin de Siam, suave, d’une grande ténacité. Puis une pointe de bois de santal stabilise un étrange mélange de civette, animale, intense et un trait de vanilline qui constitue déjà la note de coeur. La note de fond, irisée, se prolonge dans un juste éqsuilibre de cardamone et d’essence de litséa persistante. Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux. encore ivre d’elle,  je la vois saisir sa robe et disparaître. elle vient de me rendre tout ce que j’ai donné aux femmes. Mes yeux se ferment à nouveau. Et qu’importe si dehors le jour vacille déjà. »

Non , jamais, oh grand petit jamais, mes sens ne vacilleront !  Qu’importe les crépuscules des aubes, toujours odeurs seront so SuB, mein Kind  (traduire avec une touche de francité ce jeu de mot allemand de mon cru par si douces/sucrées, mon enfant)!

Mais sans note de fin morbide come dans un certain roman qui vient, y’en a marre du morbide. Pourtant si bien rendu par le sombre héros meutrier du  déjà lointain mais entêtant livre Le parfum de Patrick… SuBkind. qui subjugua dans son sillage tant de femmes lectrices à gué.Lesquelles peut-être, maybe baby,se prêteraient volontiers/volontiède au jeu du nez sus-nommé…

Pourvu qu’on ne vous dise jamais qu’on ne peut pas vous sentir…

Nous allons voir maintenant, via un échantillon analytique d’exemples poétiques, comment ce thème irrigue toute la poésie des Fleurs, avec au centre toujours cette même inaltérable et richissime obsession — dont nous étudierons la raison — pour le parfum des femmes — Mi pare sentir odor di femina, comme s’écrie Don Giovanni dans l’opéra mozartien du même nom !
Ecoutons le final de La chevelure qu’il serait bon de connaître par cœur :

« Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde [notez en passant l’habituelle et juste comparaison avec le félin] / Sèmera le rubis, la perle et le saphir, / Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde ! / N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde / Où je hume à longs traits le vin du souvenir ? »

Allumettes

Je souligne l’expression clef qui, telle l’alpha et l’oméga de ce bref manifeste surréaliste de toute beauté, nous ramène inévitablement en son début :

« Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! / Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! / Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure / Des souvenirs dormant dans cette chevelure, / Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

Pour finir, pour qui a envie de plonger, voici un entrelardage de complications lacaniennes comme je les aime (quoiqu’un poil estourbissantes, enfin vertigineuses, oui mais si belles dans leurs pulsions/scansions que je ne saurais les retenir).

1
LES JEUX DE LA MOURRE, DE LA MORT ET DU DÉSIR
Geneviève Baurand
Jean-Paul Ricoeur
Les humains savent tant de jeux l’amour la mourre
L’amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts
Appolinaire, Alcools
1 – INTRODUCTION (J.-P. R.)
Il va en être de l’écriture « la mourre » dans ce travail comme dans le
séminaire de Lacan intitulé L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre :
elle ne figurera guère que dans le titre1. Quelle belle métaphore de l’amour,
pourtant, et de ses jeux chers à Marivaux que cette « mourre », la morra
chère aux italiens qui la pratiquent encore, ce jeu à deux de divination
hasardeuse. Car c’est en effet souventes fois que, portés par les ailes de
l’amour, on commet la bévue d’aller, à son insu, à l’insuccès que l’on sait…
Mais passons aux choses sérieuses. Le discours courant – le disqueourcourant,
comme il arrive à Lacan de l’écrire2, et précisément quand il parle
de l’amour – le discours courant ne distingue qu’approximativement l’amour
et le désir… Et s’il le fait, c’est dans un sens qui ne se superpose pas à celui
qui se construit au fil de la conceptualisation lacanienne : on met volontiers
l’amour du côté des sentiments et le désir du côté du sexuel, sexuel entendu
1Séminaire XXIV. Dans ce séminaire, Lacan reprend par deux fois (15/2/77 et
10/5/77) l’écriture « la mourre », écriture qui seule fait allusion au jeu. Mais il se
trouve qu’il est aussi amené à revenir (15/2/77) sur un autre jeu de dupes, si l’on
peut dire : celui de la circulation de la lettre volée, chez Edgar Poe – lettre d’amour
dont il montre que, à partir du moment où le roi la re-connaîtra, elle fait « tenir » le
couple Roi-Reine.
« La mourre », Lacan avait déjà utilisé ce double sens dans « Hommage fait à
Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein » (J. Lacan, Autres écrits,
p. 191) : « Lol V. Stein, ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre, au jeu de la
mourre tu perds. »
On trouvera en annexe quelques précisions sur jeu de la mourre ; la référence à un
autre texte (Séminaire XXI, Les non-dupes errent) où Lacan se pose la question de
savoir ce qu’il en serait de l’amour si l’on en connaissait les règles du jeu ; ainsi enfin
qu’un commentaire ingénieux de Mayette Viltard sur le titre du séminaire XXIV.
Lacan, Séminaire XX, Encore, p. 34.

2013-12-24 14.39.53

comme « génital ». Bien plus, il paraît entendu que c’est l’amour qui inspire
ou qui serait la source du désir : l’objet aimé « contiendrait » ce quelque
chose qui de par sa « désirabilité »naturelle en somme, provoquerait,
induirait mon désir.
On sait que Freud prend cette question de l’objet exactement par
l’autre bout : nulle part ne se trouve quelque objet naturel qui ferait naître le
désir (nulle « odore di femina » pour guider l’homme – mais il n’y a pas que
Don Juan pour n’en rien vouloir savoir !). Bien au contraire la problématique
est renversée : tout part du narcissisme dont le socle est l’investissement
autoérotique du corps propre, et toute la question avec laquelle se débat
Freud est de savoir comment sortir de l’investissement autoérotique pour
frayer une issue au narcissisme et parvenir à ce que la libido investisse
érotiquement des objets extérieurs à nous. Ce qu’on peut résumer ainsi, en
anticipant sur la formulation lacanienne : ce n’est pas l’objet qui fait le désir,
mais le désir qui fait l’objet. Et de ce fait, l’amour restera toujours entaché
d’une connotation narcissique, puisque, on le sait, « l’alternative » que
propose Freud à l’amour narcissique, l’amour anaclitique, reste encore du
même côté.
Avec Lacan, l’opposition entre amour et désir se radicalise : ces
deux termes deviennent antinomiques et parler ici d’antinomie est à prendre
au sens précis du terme – nomos, en grec, voulant dire loi ou principe. C’est
dire qu’amour et désir obéissent à deux lois ou deux principes qui s’excluent
mutuellement :
– loi du narcissisme pour l’amour ;
– loi de la castration – « dans le procès de trouver un objet »,
comme dit Freud – pour le désir.
Il faut cependant nuancer.
Premièrement, parce que parler ainsi de l’amour, c’est parler de l’amour
« pur » – comme on parle d’un « corps pur » en chimie – c’est-à-dire d’un
amour qui ne s’isole, en tant que tel, pratiquement jamais. On peut cependant
en trouver des exemples qui s’en approchent avec des formes très
particulières d’amour, telles que l’amour courtois ou l’amour chez certains
mystiques. Il n’en reste pas moins que cette problématique de l’amour
fonctionne chez tout un chacun – pour un temps du moins – dans son
antinomie au désir.
Il faut nuancer en second lieu parce qu’il ne s’agit pas d’une antinomie
symétrique. Je cite Safouan : « Dans un sens, dit-il, une telle antinomie
n’existe pas : le désir entraîne toujours un certain quantum d’amour, peu ou
beaucoup, refoulé ou pas, peu importe. Mais l’inverse n’est pas vrai ; malgré
tous les éloges qu’on a adressés au petit dieu, il est resté impuissant à
engendrer la moindre parcelle de désir. » C’est pourtant ce voeu – que le
désir naisse de l’amour – dans la réalisation duquel l’hystérique met tous ses
vains espoirs…
Mais il faut nuancer encore – et surtout, sans doute – parce que, si les
propos de Lacan sur l’amour sont, dans une première période, comme je l’ai
dit, d’une grande radicalité – et souvent d’une grande férocité –, le thème
ré-émergera sur un autre ton, et avec une insistance intrigante, après un
silence de près de dix ans. La première séquence durera, disons le temps de
son séminaire à Sainte Anne : soit des Écrits techniques de 53-54 jusqu’à
L’Angoisse de 62-63. Puis pratiquement rien pendant 10 ans. Et, on a envie
de dire, presque inopinément, l’amour refait surface en 71/72 avec …ou pire
et Le savoir du psychanalyste qui sont contemporains (c’est à ce moment
qu’apparaît le néologisme « l’(a)mur »), avant d’être en plein coeur du
séminaire suivant Encore de 72/73.
Et autant la verve caustique de Lacan se donnait libre cours dans la
première période, faisant de l’amour un sentiment fondamentalement
comique (il enfonce le clou avec une insistance répétitive), sans que ça
l’empêche en même temps de le laisser du côté de la pulsion de mort, de la
« catastrophe psychologique 4», du « phénomène imaginaire provocant une
véritable subduction du symbolique 5», autant donc on est du côté du
discrédit, autant, dans la dernière période qui culmine dans Encore, une
tonalité nouvelle se fait entendre : ira-t-on jusqu’à dire une sorte d’éloge
ambigu de l’amour ?

Mais de quel amour ? Car Lacan n’annonçait-t-il pas
déjà la couleur de fond dans les tous derniers mots du séminaire Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse de 1964 :

« L’amour dont il est apparu aux yeux de certains que nous avions procédé au ravalement, ne peut se poser que dans cet au-delà où, d’abord, il renonce à son objet ».
Avant d’en arriver là, G. B. va nous parler dans une première partie de
l’amour narcissique puis de l’amour à mort. J’enchaînerai ensuite sur ce qui
ouvre au désir, c’est-à-dire la castration. Puis G. B. parlera de qui vient faire
obstacle au désir, à savoir la jouissance. Je terminerai enfin par la question
d’une conception autre de l’amour.
Nous n’avons pas cherché à homogénéiser nos deux modes
d’intervention, ni à éviter systématiquement les redites. Nos deux angles
d’approches étant quelque peu différents, nous les espérons
complémentaires. Et puis les mauvaises langues ne disent-elles pas que l’art
de l’enseignement est d’abord celui de la répétition ?
3 Moustafa Safouan, Études sur l’OEdipe, Le Seuil, 1974, p. 210.
4 Lacan, Séminaire I, Les Écrits techniques, 53-54, p. 130.
5 Ibid., p. 162.
6 Lacan, Séminaire II, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,1964,
p. 247.

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2 – AMOUR NARCISSIQUE, AMOUR À MORT (G. B.)
Parlez moi d’amour, dit la chanson et Brassens répond avec Aragon :
« il n’y a pas d’amour heureux ».
Prenons les couples d’amoureux célèbres : Tristan et Iseult, Roméo et
Juliette ont une fin tragique, et la liste est longue des victimes de l’amour :
Phèdre se suicide, Othello, tue Desdémone, Héloïse et Abélard, réunis pour
toujours… au cimetière du Père-Lachaise, après la mutilation que l’on sait de
ce cher Abélard.
Bien sûr, il y a Laure et Pétrarque, Dante et Béatrice, mais on sait qu’ils
ne consommèrent pas, comme on dit, ce qui range leur affaire du côté de
l’amour courtois.
Je voudrais faire une parenthèse pour le jeune Werther, le héros de
Goethe, mis en musique par Massenet : Werther, épris de la Nature, « Mère
éternellement jeune », tombe amoureux de Charlotte qu’il aperçoit
s’occupant des enfants du Bailli. Charlotte, orpheline de mère, remplace celleci
auprès des petits frères et soeurs : « Ô spectacle idéal d’amour et
d’innocence », s’écrie Werther. Et c’est le coup de foudre. Mais Charlotte est
promise à Albert et fidèle à son devoir, malgré son penchant pour Werther.
Envoûté par l’image maternelle et virginale à la fois, Werther sombre
dans le désespoir et se suicide.
Mais comment l’amour vient-il à l’homme ? Ça commence très tôt.
Rappelons que le petit d’homme, prématuré, impuissant à survivre seul,
dépend entièrement d’un autre, en général la mère, seule en mesure de
répondre à ses besoins les plus archaïques et les plus vitaux : la faim en
particulier. Mais la mère parle, et là le drame commence. Car très vite le bébé
fait l’expérience que, dans son cri d’affamé, déjà la mère entend une autre
demande, une demande d’amour. Car la mère, par sa présence, signifie son
amour, au delà de ses soins. Le bébé veut être aimé mais aussi aimer : il
sourit, et l’autre lui sourit.
Safouan fait remarquer qu’un peu plus tard, le bébé répond à la
demande d’amour en accordant à la mère et à ses très proches le privilège de
recevoir ses soins : « maman, pipi ! » ; ou : « c’est toi qui te mets à côté
de moi », alors qu’il le refuse à ceux qu’il ne connaît pas.
Et ce qu’on peut voir, alors, c’est que ce que le petit accorde à l’autre
c’est quelque chose qu’il n’a pas. L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas,
donner sa demande d’amour.
Arrêtons nous un instant sur cette formule : ce que le sujet demande,
c’est que l’autre de l’amour le situe comme aimable, afin qu’il puisse aimer à
son tour.

Ainsi la formule complète est « l’amour c’est donner ce qu’on n’a
pas, et on ne peut aimer qu’à se faire n’ayant pas, même si l’on a. Donner ce
que l’on a, c’est la fête, ce n’est pas l’amour. »
Revenons à l’enfant : face à cette demande, la mère peut répondre ou
refuser, et l’objet n’est plus seulement lié aux besoins (sein, excréments)
mais il devient signe d’amour. Ce signe, qu’il vienne de la mère ou de l’enfant,
peut être infiniment varié : un jouet, un bonbon, un chiffon que l’on donne
qui indique que l’on a pensé à lui, ou que l’on refuse.
Du côté de l’enfant, cette demande d’amour est inconditionnelle. Il en
veut toujours plus, mais quoi ?
Un petit garçon en séance : « Donne moi un petit quelque chose… »
Et de répondre (inspirée par mes bons Maîtres !) : « Montre moi ce
que tu veux pour que je puisse te le donner. »
Alors, lui : « fais voir ce que tu as et je trouverai bien… »
Interloquée : silence.
J’aurais pu dire : « y a rien à voir ». Mais ça ne s’est pas présenté,
heureusement.
Le silence a fait son effet, le garçon est passé à autre chose.
Ainsi, cet objet qui ne se laisse pas dire, c’est un x (Safouan). Il est
exclu des chemins de la demande : c’est le refoulement primaire. Il est en
quelque sorte « prélevé comme manque sur les chaînes de la demande8. »
C’est ici qu’intervient le concept de « das Ding », la Chose9.
Venu de Freud, comme « exclu de l’appareil psychique », cherché mais
jamais trouvé lors de la satisfaction hallucinatoire du désir, repris par Lacan
comme objet absolu, impossible à atteindre, hors signifié. A la fois très
proche et très loin « coeur vide de la mêmeté », réel étranger qui engendre
la tendance à le retrouver alors qu’il n’a jamais été trouvé… Cet objet originel
va creuser le lit des objets à venir : l’objet a, cause du désir. On en reparlera.
Evidemment, tout cela le sujet l’ignore et il risque de se perdre sur le
chemin interminable de la demande d’amour si quelque chose, du côté de la
Loi, ne vient pas l’arrêter. C’est la question du Phallus et du Nom-du-Père.
N’anticipons pas.
A cette époque précoce, on sait que l’amour est très lié à la haine, qui
le précède, dit Freud. Cette haine peut aller jusqu’au fantasme de la
disparition de l’autre, on connaît les métaphores de l’amour : tu es belle à
croquer, je te mange du regard, etc…
Après le jeu de la demande, le jeu du miroir : très tôt aussi (6 – 18
mois). L’enfant se découvre dans le miroir, il se retourne vers celui – ou
celle – qui le porte et lui sourit. Le petit jubile, il est amoureux, amoureux de
Lacan, Séminaire VIII, Le transfert, 1960-61.
8 Séminaire tenu à Marseille, inédit.
9 Lacan, Séminaire VII, L’Éthique de la psychanalyse, 1959-60.

Son image unifiée, reconnue et en quelque sorte validée par l’autre qui l’aime
aussi.
Ce qu’il ignore, l’enfant, c’est pourquoi il est aimé, et, s’il peut entendre
des réponses du genre « il est beau, il est gentil etc… », tout ça et encore
plus, alors quoi ?
« L’essentiel est invisible pour les yeux », dit le renard du Petit Prince.
L’essentiel ? Une inconnue encore, et qui manque à l’image. Ainsi le
Moi, nous dit Lacan, se constitue comme un lieu de méconnaissance
imaginaire.
Prenons maintenant les choses par le biais du Fort-Da10. Tout le monde
connaît le célèbre jeu de la bobine observé par Freud chez son petit fils de 18
mois. « Bébé… OOOOOO », dit Hans pour conclure le jeu d’absence et de
présence de la mère, où il peut, à son tour, jouer à se faire disparaître et
revenir, marqué par le nom qu’il se donne : « Bébé ». Ce nom, tout en
l’assurant d’une permanence, le marque, du même coup, d’invisibilité.
L’enfant s’exerce à « isoler l’espèce de présence que le mot donne à la chose
dans son absence même » (Safouan).
L’amour « vivable » est un amour du signifiant et plus précisément du
nom : bébé, maman, pour l’enfant, le nom de l’aimé(e), plus tard.
Si, dans le stade du miroir, l’amour de l’enfant est amour de soi, ou
plutôt de l’image de soi (i(a), dira Lacan), cette première expérience est
médiatisée par le signifiant, porté et transmis par l’autre de l’amour. Il faut y
insister car, sinon, on ne voit pas comment on pourrait sortir de ce miroir.
Freud nous dit qu’il y a deux formes de l’amour qui répondent à deux
formes de la libido : narcissique et par étayage. Mais ce sont là, en fait, deux
formes du narcissisme : on aime ce que l’on est ou voudrait être, ou bien on
aime l’autre qui nourrit et protège. La femme étant plutôt, pour Freud, du
côté narcissique et l’homme du côté de l’étayage ou de l’appui.
La sortie du narcissisme ne peut se faire, répétons le, que par la
tiercité, le signifiant (Phallus ou Nom-du-Père). Dont J.-P. R. va parler.
Si ce tournant est raté, c’est la psychose, ou l’amour à mort. Est-ce
vraiment différent ? L’amour rend fou… dit on.
Si la médiation opère, c’est le cas de la névrose, l’enfant se sait aimé et
aime à son tour, son image, mais aussi ses parents, et d’autres encore… Il
renonce à la perfection de son enfance, du temps où il se sentait le roi ou la
princesse, même s’il en est toujours nostalgique. Il constitue un Moi-Idéal
(imaginaire, mais pas forcément dithyrambique) pour répondre aux exigences
( Idéal-du-Moi) des parents (langagières, donc symboliques) qui ne se forgent
pas toujours, chez les parents, à coups de superlatifs. Mais si l’amour est
10 Freud, « Au delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse.
11 Safouan, « L’amour comme pulsion de mort », in L’Échec du principe de plaisir,
pp. 66 sq.
7
possible, s’il est recherché par tout être humain, il reste fragile, « jeux de
l’amour et du hasard », nous dit Marivaux, et je citerai aussi Furet dans son
Roman Bourgeois : « …quand l’un disait oui, l’autre disait non, ce qui dura si
longtemps qu’on était sur le point de les renvoyer, lorsque, comme les
joueurs à la mourre, qui ne s’accordent que par hasard, ils dirent tous les
deux oui en même temps. » J’ajouterai : …et pour combien de temps ?
Si la médiation n’opère pas, c’est : L’AMOUR À MORT
En quoi l’amour peut-il devenir amour à mort, pur effet de la pulsion de
mort ?
On a vu la genèse de l’amour, autour de la demande et des objets
partiels qui en sont issus.
On a vu aussi comment le petit d’homme est pris dans l’alternative
amour/haine ou encore amour/jouissance, lorsque la métaphore paternelle a
mal fonctionné.
Ici il peut être nécessaire de poser l’objet a, à la fois comme cause du
désir, plus-de-jouir et manque-à-jouir. On peut dire que cet objet, qui se
propose à la place de La Chose impossible, est la mesure de la jouissance
manquante, et c’est ainsi que, comme manque-à-être, il devient cause du
désir. La plus-value est le surplus de valeur produit par le travailleur, mais qui
lui est enlevé dans l’acte de production par l’Autre (comme le stipule le
contrat de travail), ne lui laissant qu’un reste de plaisir, sous la forme du
salaire qui relance le processus et l’oblige à revenir, le jour suivant. De même
le plus-de-jouir (l’objet a) est la valeur de ce que le sujet perd, manque à
jouir, son moins, sa livre de chair (Braunstein12).
L’amour à mort, la passion amoureuse poussée à l’extrême, ne veut
rien savoir de la perte : « je l’aime à mourir », dit la chanson.
Mais l’on attrape aussi, ce fantasme, dans l’humour : et l’enfant
chante : « quand mon grand papa mourra, j’aurai sa vieille culotte, oui,
j’aurai sa veste et sa casquette, oui, j’aurai sa dépouille complète… »
Ou encore, les deux vieux : « quand l’un de nous deux mourra, je me
retirerai à la campagne… »
En l’absence de ce manque salvateur, c’est la figure de la mort qui se
profile : « Sois sage… comme une image ! », dit la mère à son enfant chéri.
Mais cette image, elle est figée, immobile, éternelle : il ne faut plus bouger.
Et le paradoxe, c’est que, dans la passion amoureuse, narcissique, le
sujet ignore la mort comme terme ou limite de la vie, il est déjà mort, au sens
où il oublie de vivre : l’amour est éternel (l’éternel retour). La vie, ça
dérange.
Narcisse et Echo :
12 Nestor Braunstein, La jouissance, un concept lacanien, Point Hors Ligne, 1992.

2013-12-20 17.00.25
8
Narcisse était un jeune homme splendide, d’une éclatante beauté, mais
il était insensible aux sentiments amoureux dont il était l’objet, car il passait
son temps à contempler son image dans le fleuve. C’est elle qu’il aimait, son
image. La nymphe Echo, qui éprouvait une muette adoration pour lui fut
rejetée avec mépris et se suicida. Quant à Narcisse…
Le narcissisme passion de l’être (les amoureux sont seuls au monde)
est en réalité une passion du phallus imaginaire, objet qui réalise toutes les
perfections que l’on peut imaginer, justement. Il s’y accroche, à ce phallus,
sans pouvoir le mettre en jeu. Il devient ça et rien d’autre.
Ainsi Hamlet, nous dit Safouan, sous-tend par sa question : « être ou
ne pas être » une passion pour l’être défini comme « être le phallus ». On
connaît sa fin tragique, et celle de son amante, Ophélie, ravalée, répudiée,
noyée.
La passion de l’être est aussi passion de mort, refus de la vie, car la vie,
le désir, supposent le manque à être. Le narcissisme phallique est refus de la
castration symbolique (F, grand Phi, manque-à-être) le sujet vit le manque
comme une blessure insupportable, puisque elle ne peut pas se symboliser.
La vie ne vaut pas la peine, si l’on ne peut positiver ce phallus, l’être.
« Mh junai » : plutôt ne pas être né ! crie OEdipe devant l’intolérable
révélation de son désir.
Ainsi le narcissisme est conditionné, emballé par le phallicisme
imaginaire et la jouissance qui lui est attachée (au-delà du Phallus
symbolique), jouissance qui se veut absolue et est liée à la mort (Safouan)
de deux manières :
– soit parce qu’il ne l’atteint pas, cette jouissance, faute de la poser
comme impossible, alors la vie ne vaut pas la peine : « l’amour est un
suicide », dit Lacan.
Cf. Belle du Seigneur, le très beau roman d’Albert Cohen : Solal des
Solal, juif séducteur, veut que la belle Ariane l’aime. Irrésistible il est et Ariane
succombe. Mais elle s’engage alors sur le chemin d’un amour toujours plus
exigeant, toujours plus parfait, qui la conduit à la mort.
– soit parce que la mort est la seule façon de l’atteindre : évocation
du pendu en érection.
Heureusement, la passion est le plus souvent éphémère, au grand dam
des amoureux… Et, sans atteindre l’ultime extrémité, l’expérience courante
montre comment cette passion peut s’étioler chez les amants lorsqu’ils se
marient, chez les époux quand ils ont des enfants ou lorsqu’ils achètent
ensemble la maison dont ils ont rêvé.
13 Ibid.
14 Lacan, Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, 1953-54, p. 172.
9
Cette passion de mort se trouve énoncée dans le discours religieux : la
plus grande preuve d’amour, c’est de mourir pour ceux qu’on aime.
Dieu a tant aimé les hommes qu’il a donné son fils unique. La mort du
Fils comme preuve de l’amour du Père.
3 – CASTRATION (J.-P. R)
Loi du narcissisme pour l’amour, loi de la castration pour le désir,
donc…
Mais il y a un malentendu qu’il faut d’emblée lever pour ce qui concerne
la conception du désir lacanien, malentendu qui s’est tout particulièrement
manifesté à propos des thèse de Patrick Guyomard autour de l’éthique15.
Celui-ci en effet dénonçait avec une certaine véhémence une éthique du désir
telle que Lacan la proposait dans son séminaire de 59/60, L’Éthique de la
psychanalyse. Il la condamnait en s’en prenant au désir pur ou pur désir de
mort qu’il lisait tout particulièrement dans l’apologue d’Antigone ; il y
récusait en effet la dimension d’incommensurabilité et d’absolutisme du désir
qui aurait fait de cette éthique une véritable culture de la mort : à n’être pas
désir de ceci ou de cela mais désir tout court, ce désir ne pourrait être en
dernier ressort que désir de mort. Toutefois, s’il est de fait que, encore
fortement ancré dans sa lecture de Hegel et dans l’enseignement de Kojève,
le Lacan de L’Éthique restait dans un idéalisme certain, Guyomard faisait
totalement l’impasse sur le fait que toute la conception du désir était déjà en
train de basculer chez Lacan avec la révision qu’il opérait dans la construction
de l’objet, dit l’objet a (ma seule l’invention, disait Lacan de cet objet a). Ce
qui se précisait, c’était la fonction de l’objet a comme « cause du désir »
(comme cela a déjà été évoqué – et j’y reviendrai) cause du désir en ce sens
qu’il façonnait de part en part le fantasme qui réglait l’accès au désir. Rien de
moins absolu que ce désir-là – et, pour remettre les choses en perspective,
l’on notera que l’objet a avait déjà été produit par Lacan dans le séminaire
qui précédait L’Éthique, à savoir Le désir et son interprétation (58/59), ce
dont Guyomard ne tenait aucun compte.
Mais avant d’éclairer plus avant la question du a et du fantasme, il nous
faut le raccrocher à la question de la sortie du narcissisme, c’est-à-dire à la
castration.
Là encore insistons sur le risque de malentendu qu’entraîne ce
concept : dans le langage courant, castration ( comme dans « mère
castratrice » – exemple pris bien entendu tout à fait au hasard !) recouvre
ce qui est pour nous la castration imaginaire, relative au phallus comme objet
imaginaire (écrit : j, petit phi, – j, exactement), comme objet de demande,
15 Patrick Guyomard, Désir d’éthique, Aubier, 1995.

2013-12-20 17.01.11
10
c’est-à-dire, nous le verrons sur le modèle-même des objets a : quelque
chose d’attendu ou d’espéré ; quelque chose de jalousé quand on ne l’a pas,
ou que l’on peut craindre de perdre quand on l’a.
Mais il s’agit maintenant de reconnaître, au-delà de la demande, le
registre du désir, et un tout autre statut se dessine alors pour le phallus : cet
objet qui, on l’a dit, était un objet imaginaire, est promu dans le registre du
symbolique, conçu alors comme signifiant (et écrit, cela vient d’être rappelé :
F, grand Phi). Comme signifiant de la perte (fondamentalement de la perte
que le sujet subit par le morcellement du signifiant), il deviendra le signifiant
du désir même en tant que signifiant par lequel le manque s’inscrit dans la
subjectivité : le désir ne s’ouvre pour le sujet qu’à cette condition qu’il
accepte de se confronter avec la défaillance, le manque, la mort.
C’est cela dont il s’agit maintenant avec la castration symbolique, cette
opération qui par la reconnaissance de la dimension purement symbolique du
phallus ouvre l’accès au désir. Nous allons essayer de l’expliciter.
Il nous faut repartir des effets de la nécessaire entrée dans le langage
qui laisse le sujet dans une dépendance primitive et radicale à l’égard de
l’Autre, l’Autre comme siège de la parole (ce qui s’écrit Autre pour indiquer
l’absolu de cette nécessité, et connoter un « lieu » qui déborde tout petit
autre concret). De cet assujettissement originaire où le désir se dessine
d’abord comme désir du désir de l’Autre, le sujet aura à s’arracher en tentant
de trouver une réponse à ce qui se présente à lui comme une énigme : celle
du désir de l’Autre, de ce que l’Autre veut ou attend de lui – c’est ce que
Lacan a condensé dans la formule dite du « che vuoi ? ».
Lacan montre comment c’est par le biais de la problématique phallique
que le sujet trouve une issue à cette énigme. À partir de ce qu’il interprète
chez la mère comme possibilité de manque, le manque phallique, c’est en
s’identifiant au phallus que le sujet pense répondre au désir qu’il prête à la
mère : il se fait ainsi lui-même comblement de ce manque. La visée est
double : éviter de poser la question du manque du côté de l’autre, mais tout
autant, dans la même opération, se garantir soi-même de tout manque.
L’épreuve que le sujet aura alors à traverser sera à son tour double
(c’est ce qui est désigné comme castration symbolique) : elle exige du sujet
qu’il reconnaisse et qu’il assume une double défaillance :
–défaillance du côté de l’Autre qui ne peut être rencontré que comme
faisant preuve de son impossibilité à répondre à ce que le sujet attend de
lui (ce qui s’écrit grand A barré);
–et, réciproquement, défaillance du côté du sujet qui subit l’épreuve
d’une même impossibilité, impossibilité qu’on peut résumer comme celle de sa
tentative d’être à la hauteur de ce qu’il imagine que l’autre attend ou veut de
lui ( ce qui à son tour s’écrit grand S barré).
Pour que cette double opération s’effectue, il faudra l’intervention d’un
élément tiers, d’un signifiant qui fonctionne dans l’Autre, comme étant celui
de la Loi, pour amener le sujet si on peut dire à regarder ailleurs et à
s’arracher à son assujettissement incestueux à la mère. C’est le phallus qui
sera le support de cette intervention, en opérant une sorte de subversion :
d’élément imaginaire, « plein » si l’on peut dire, en jeu dans la demande, il
devient « signifiant du désir » qui témoigne comme « en creux », négativé,
d’une série de renoncements, mais aussi, tout autant, d’interdits – et plus
fondamentalement encore de la reconnaissance de l’interdit en tant que tel.
Renoncement à tout ce qui est de l’ordre de la complétude phallo-narcissique,
ce qui se traduit à la fois par l’abandon de la jouissance auto-érotique et par
la frappe dans l’image narcissique de quelque chose de l’ordre d’un manque
ou d’une absence. Renoncement également à l’espoir que le sujet soit
« comblant », mais aussi que l’autre socito mb«la ble ».
Cette dialectique où le signifiant phallique fonctionne, ainsi qu’on a pu
le dire, comme la case vide du jeu de taquin qui permet la circulation et la
mise en ordre de tous les autres éléments, cette dialectique a été resserrée
par Lacan en trois alternatives successives : « être ou ne pas être le
phallus » ; « être ou avoir le phallus » ; « avoir ou ne pas avoir le
phallus ».
La succession de ces trois alternatives vaut pour les deux sexes. Mais
chaque sexe aura à renoncer à sa manière à « l’avoir » : très
schématiquement, le garçon renonçant à avoir le phallus aura à s’identifier au
père pour « avoir en poche tous les titres pour s’en servir par la suite ».
Quant à la fille, elle aura appris de quel côté se tourner pour trouver le
phallus. Mais Lacan articule encore plus rigoureusement ce rapport à
« l’avoir » dans une double formule : « l’homme, dit-il, n’est pas sans l’avoir
; la femme, elle est sans l’avoir ». Remarquons qu’il y a du « sans » des deux
côtés (c’est la marque de la castration), mais dissymétriquement.
On peut redire la castration encore d’une autre façon : tant que je
resterai accroché à cette image d’un phallus plein, érigé, pour ne pas dire
brandi (n’est-ce pas, cher Devos), accroché à cette croyance que la
possession de ce phallus est la condition de ma possibilité de satisfaire
l’autre, et tant que, parallèlement, je croirai trouver dans l’autre une sorte de
garant ou de garantie dont je pourrais tout attendre, devant tout accroc, je
demeurerai à la merci de la déception certes, mais encore plus de l’angoisse.
Ne pouvoir être conforme à l’attente prêtée à l’autre, ou voir l’autre défaillir
devant l’attente qui est la mienne à son égard, se dit alors en terme
d’impuissance – et relève de l’imaginaire. Mais le phallus survient-il à sa place
de signifiant (« élevé au rang » de signifiant), comme cette marque
structurelle qui inscrit le manque au coeur du désir, alors les mêmes
« manquements » ou les mêmes défaillances ne se liront plus comme
impuissance mais comme impossibilité – et connoteront le symbolique.
C’est là tout le sens de la promotion du concept de castration chez
Lacan.

Tant que l’on en reste à une conception imaginaire du phallus, l’image
de castration qui est comme l’ombre portée de cette conception ne peut se
signifier que dans ce même registre imaginaire : la castration est alors liée à
la perte – imaginaire, passée ou à venir – (complexe de castration) et donne
son fond à l’angoisse (angoisse de castration). Mais, donne-t-on un autre
sens – symbolique cette fois – à cette perte, que le sens de cette castration
change à son tour : la castration symbolique est cette assomption qui assure
l’ouverture du désir, prix à payer, telle la livre de chair de Shylock, comme il a
déjà été dit, mais aussi reconnaissance de la loi d’interdit que porte, au-delà
de toute parole d’un père, l’instance purement signifiante dite du Nom-du-
Père. Lacan nomme « métaphore paternelle » l’opération signifiante au
travers de laquelle s’inscrit la castration : c’est une opération où le signifiant
Nom-du-Père se substitue au signifié énigmatique x du désir maternel en lui
donnant la signification du phallus16.
Ce grand cadre brossé, je voudrais revenir à la question de l’objet a et
du fantasme. Nous avons vu qu’avant sa promotion symbolique, le phallus
avait valeur d’objet a. Et en effet dans un premier temps, lorsqu’il élabore
l’objet a, Lacan reprend pied sur les objets partiels de Freud : le sein, les
fèces, le phallus. Ce n’est que plus tard qu’il cessera de compter le phallus au
nombre des objets a, et que par ailleurs il en distinguera deux autres : le
regard et la voix. Lacan remarque que ces objets partiels découlent tous
d’une coupure, d’une séparation, d’un détachement d’une partie du corps,
réelle pour les deux premiers (sein y compris malgré les apparences – on
pourra y revenir17), imaginaire pour le troisième. Et c’est en tant que porteur
de la marque d’une telle coupure qu’il permettent chez le sujet l’articulation
d’une double conjonction :
– avec la chaîne signifiante mise en jeu dans la demande : la seule façon
qu’ait l’objet a de figurer dans la chaîne sans être un signifiant est d’être
symbolisé par ce rien, ou ce quasi rien, que sont les coupures entre les mots,
ces intervalles qui courent entre les signifiants. C’est là que Lacan voit
inscrite la perte radicale qui frappe le sujet du fait de son entrée dans le
langage ;
– et, deuxième conjonction, comme nous l’avons déjà entrevu, conjonction
avec l’objet de la demande. Là encore, Lacan prolonge une remarque de
Freud qui constatait que tout se passait comme si, dans son rapport à l’objet,
le sujet était mû par une tendance à « retrouver », comme si tout quête de
l’objet se présentait comme la quête d’un objet foncièrement perdu, et toute
trouvaille de l’objet comme une retrouvaille. Et du fait de son affinité avec la
problématique de la coupure, de la chute, de la perte, l’objet a est conçu
comme ce qui vient parer à la perte et obturer la béance qui en découle en
16 Lacan, Écrits, p. 557.
17 Pour l’enfant, le sein fait en effet partie de ses enveloppes : la séparation (Lacan
dit la « sépartition ») n’a donc pas lieu entre l’enfant et la mère, mais entre l’enfant
et une de ses parties.
permettant le leurre de la supposée retrouvaille, leurre qui fera fonctionner le
désir. radisson_blu_1835-107
À partir de là, on peut en effet saisir la fonction du fantasme : le
fantasme est tout à la fois un scénario et une mise en scène – inconscients,
bien sûr – par le biais duquel le sujet se met en rapport ou se noue avec
l’objet qui, à son insu, cause son désir. L’objet a donne ainsi son assise au
désir et lui sert en quelque sorte de point d’accommodation – point
d’accommodation qui focalisera le désir, en sera l’organisateur et le façonnera
de part en part.
Il faut insister sur le renversement qu’implique une telle conception : il
ne s’agit plus d’un désir qui viserait des objets naturels, déjà-là dans leur
« désirabilité », pour y trouver sa satisfaction. Il s’agit de la confrontation à
une double faille : d’un côté le sujet, à qui l’être vient à manquer du fait du
langage, cherche à s’accrocher à un leurre ou un mirage qui lui permette de
mettre en mouvement son désir – d’où la dénomination d’objet-cause du
désir ; mais d’un autre côté cet objet sert au sujet à interpréter l’énigme du
désir de l’autre et à façonner une réponse à la question du « que me veutil
» en se faisant, comme il a déjà été dit : i(a).
Je rappelle que les quatre objets a, qui sont mis en jeu par le
truchement de tout ce qui pourra, pour chacun, présentifier
métaphoriquement l’un ou l’autre de ces objets a, que ces objets sont des
objets imaginaires, mais d’un imaginaire « de pensée », qui n’ont donc aucun
répondant dans le monde des objets, c’est pourquoi on parle d’imaginaire
non-spéculaire et non-spécularisable (ceci du moins avant l’élaboration
borroméenne qui affectera le statut de l’objet a). Ces quatre objets
supportent quatre « mouvements » ou visées fondamentales : le sein,
comme demande à l’autre ; le scybale (ou fèces), comme demande de
l’autre ; le regard, comme désir à l’autre et la voix, comme désir de l’autre.
Il faut encore dire un mot de ce qu’il peut en être alors de la
satisfaction d’un désir tel que nous l’avons défini.

C’est une satisfaction, qui donc n’a pas lieu dans la rencontre d’un objet. Que le sujet puisse être leurré,
qu’il puisse, comme dit Lacan, « tromper son désir » dans le montage de
l’objet a, est une chose. Une autre en est que la seule « satisfaction » (au
sens plein du terme) qui puisse convenir au désir est d’être reconnu ;
d’essence langagière, il ne trouve de satisfaction que dans une opération
langagière : à être articulé et en quelque sorte légitimé par l’Autre – c’est un
des pôles de ce qui se passe sur le divan. Et le rapport du sujet à la castration
dans le courant d’une analyse – pour dire un dernier mot de la castration –
peut justement illustrer cela : dans ses Études sur l’OEdipe, Safouan consacre
un chapitre à cette question. Il y montre comment le poids de la castration
(symbolique) se fait souvent reconnaître, chez les analysants, dans la
formulation de jugements d’impossibilité.

Quelques exemples : « le passé ne
revient pas » ; « il est impossible de naître deux fois » ; « ma soeur est ma
soeur (et non pas mon enfant) » etc. Il n’y a évidemment pas à s’étonner
que ce soit dans une opération de langage que se signifie la castration au
sens vrai – c’est-à-dire symbolique – puisque c’est un signifiant, le Nom-dupère,
qui représente la loi de l’interdiction de cette aspiration de l’être du
sujet dans le fantasme qu’est l’inceste. La castration imaginaire, elle – c’està-
dire celle qui se rencontre comme thème ou image de castration –, signifie
tout au contraire l’échec de la castration symbolique et exprime les effets de
cet échec.
Le désir ne peut que se faire reconnaître : cela n’est pas sans rapport
avec l’éthique qu’il est arrivé à Lacan de proposer ultérieurement, à savoir
une éthique du « bien-dire18 ».
4 – LA JOUISSANCE (G. B.)
On peut dire que c’est un concept lacanien dans la mesure où il est
rarement trouvé chez Freud (Genuss) où c’est le terme plaisir (Lust) qui est
dominant. Mais il est intéressant de remarquer que, par deux fois, c’est la
jouissance qui est évoquée, en tout cas traduite comme telle (Braunstein19),
presque au sens lacanien :
– Dans L’Homme aux rats (au comble de l’horreur) : Freud avait vu sur
son visage « l’expression d’une jouissance de lui-même ignorée ».
– Dans Le Président Schreber, devant le miroir, constatant la
transformation de son corps en un corps de femme.
Au sens lacanien, car on remarque ici la dimension extrême de la
jouissance et sa proximité avec l’horreur (selon Freud lui-même), ou… avec la
jouissance féminine.
Lacan oppose plaisir et jouissance20, cette dernière résidant dans la
tentative permanente d’outrepasser les limites du principe de plaisir, d’aller
« au-delà ».
L’homme, exilé de la Chose, là où gît la jouissance absolue, hors
symbolique, va devoir faire le chemin vers le désir et la castration en passant
par l’amour et la haine qui le précède, nous rappelle Freud. Lacan, lui, préfère
parler d’agressivité (visant la destruction de l’autre).
Sur ce chemin, l’homme rencontre le complexe d’OEdipe, et la naissance
du Surmoi.
La jouissance du Surmoi, jouissance constitutive de l’homme dans son
étape pré-oedipienne, donne la mesure de la jouissance sans limite :
18 Lacan, Télévision, 1973, p. 65.
19 Op. cit..
20 Lacan, L’ Éthique.

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Le Surmoi sanctionne le désir incestueux interdit. Obscène et féroce, hyper-moral et
cruel, son énergie n’a pas de limite chez l’obsessionnel.
Il est ce qui vous a « à l’oeil », et il allie, dans les perversions (et à un
moindre degré dans les fantasmes pervers des névrosés) :
– culpabilité et jouissance, dans le masochisme ;
– jouissance sans culpabilité, dans le sadisme qui culmine dans le
génocide.
Plus ordinairement, il est un toujours plus :
– toujours plus haut, dit le chrétien ;
– toujours plus de souffrance, dit l’hypochondriaque.
Dans Kant avec Sade, Lacan fait remarquer que la jouissance se
soutient d’une soumission absolue au grand Autre. Le sujet y abandonne son
désir et se détruit dans l’assujettissement à l’Autre.
On peut noter ici que la faute érotisée (parce que liée au désir
coupable) n’est pas seulement oedipienne mais originelle, comme l’indique la
Bible, car, dès l’origine, le sujet est séparé de l’Autre, dont il est chassé
comme du Paradis terrestre.
Repartons de la Chose, là où la jouissance est interdite, le retour
impossible, et, plus tard, là où le renoncement aux objets de l’enfance est
nécessaire : là peut venir la rencontre avec celui ou celle qui tient lieu de
cause du désir, a. La jouissance du a est résiduelle, compensatoire,
indicatrice de la jouissance qui manque, parce qu’on doit la négocier avec
l’Autre, l’autre qui manque aussi et chez lequel, précisément, le sujet a
découvert le manque. « Dieu a besoin des hommes », dit un titre de film.
Dieu, figure du grand Autre, est posé ici comme manquant.
Lorsque le sujet peut se contenter de cette jouissance tronquée, ou
trompée (tromper sa faim), alors la rencontre sexuelle est possible, celle pour
laquelle il n’y a pas de rapport, où l’acte sexuel est toujours un acte manqué,
au sens freudien du terme : manqué sur le plan du rapport, mais – peut
être – réussi sur le plan de la rencontre. Il n’y a pas de tout génital, les
amoureux ne feront pas Un comme ils l’avaient rêvé.
Comment se répartit la jouissance du côté homme et du côté femme ?
Nous parlons ici de la jouissance sexuelle comme « prototype » de
toute jouissance.
Posons d’abord quelques jalons.
Si l’on admet avec Freud la naissance précoce de la pulsion sexuelle, on
peut dire que la jouissance apparaît très tôt, dans l’auto érotisme : sucer son
pouce pour le bébé rassasié.
16
Mais si nous parlons de la jouissance génitale , celle qui est liée à la
rencontre sexuelle, il va falloir distinguer entre la jouissance de l’homme et de
la femme.
Freud part du mythe du Père de la horde primitive qui jouit de toutes
les femmes, c’est-à-dire à qui aucune jouissance n’est refusée, autrement dit
qui échappe à la castration. C’est l’hommoinzin non castré de Lacan.
Après l’avoir tué et mangé, les fils se retrouvent face à l’interdit de la
castration, c’est le temps de l’OEdipe : le Souverain Bien n’existe pas, la Mère
est interdite. La jouissance est limitée par la Loi, donc par le plaisir, on
l’appelle jouissance phallique : J barré.
Freud nous dit encore qu’il n’y a qu’une seule libido et qu’elle est
masculine, phallique. Lacan va plus loin, car il y a une dissymétrie dans le
sexuel21.
Pour l’homme, il est dans la fonction phallique, marquée par la limite
(détumescence). Il est tout entier dans la fonction phallique, aucun homme
n’échappe à cette fonction.
Mais il n’y a rien de tel pour la femme (sauf, qu’avec la jouissance
clitoridienne, elle connaît la jouissance phallique) car elle n’est pas frappée
par l’interdit de la castration « pour de très bonnes raisons », dit Lacan. Et
de ce fait, sa jouissance n’est pas limitée par la castration. Chez la femme, le
symbolique « manque de matériel ».
C’est une jouissance supplémentaire qu’elle éprouve sans pouvoir le
dire, qui s’apparente à la jouissance mystique (Thérèse et Jean de la Croix).
Cette jouissance qu’on peut dire infinie est mesurée par Tirésias (qui a fait
l’expérience des deux sexes) comme neuf fois supérieure à celle de l’homme.
Songeons au Ravissement de Lol V. Stein22, qui est à proprement parler
ravie à elle-même
Cette jouissance la rend « absente à elle-même », et, de ce fait, peut
être dite jouissance de l’Autre, (qui échappe à la fonction phallique, donc à la
castration).
Mais pour boucher cette jouissance infinie, qui la met « hors sujet », la
femme a une autre ressource. Les objets a d’une femme, dit Lacan dans
R. S. I. (1975), ce sont ses enfants. Ils servent de « bouchon de la
jouissance ». L’enfant prend la place de l’objet a.

2013-12-24 17.49.17

Ce qui lui fera également
dire que la femme n’entre en fonction, dans le rapport sexuel, qu’en tant que
mère, (mais on verra de quelle mère il s’agit), alors que l’homme n’y entre
qu’en tant que châtré, c’est à dire qu’en tant qu’il a rapport avec la fonction
phallique.
À propos de ce qui ne peut pas se dire, on remarque qu’il y a au moins
trois impossibles de la représentation :
– Dieu (c’est pourquoi Lacan le dit inconscient),
21 Lacan, Séminaire XX, Encore, 1972-73.
22 Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein.
17
– La mort,
– La jouissance féminine.
Pour donner à entendre cette ek-sistence de la femme par rapport à la
fonction phallique, Lacan invente le mythe du Crocodile (L’Envers de la
Psychanalyse, 1970).
« Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère […], ça entraîne toujours
des dégâts. Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la
mère. »
Et il ajoute : « Il y a un rouleau de pierre, bien sûr, qui est là en puissance au
niveau du clapet, et ça retient, ça coince. C’est ce qu’on appelle le Phallus.
C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si, tout d’un coup, ça se referme.[…]
J’ai donc parlé, à ce niveau, de la métaphore paternelle. »
Ainsi, dit E. Godart dans son travail sur le « Pas-tout23 », « la mère
serait hors de la Loi phallique, mais néanmoins concernée, car maîtrisable par
cette Loi. »
C’est poser là une hétérogénéité radicale entre l’homme et la femme,
comme mère au-delà de la mère réelle, répétons-le, la mère comme Autre
préhistorique, Autre d’avant le langage, d’avant la loi.
Ainsi, « la fonction phallique s’exerce sur elle [la mère], mais elle ne
l’exerce pas », elle n’y est pas toute.
Finalement, où le sujet, quelque soit son sexe, peut-il la rencontrer,
cette jouissance, sinon dans le langage et à cause de lui ?
Freud, en 1905, emploie le terme de Genuss dans Le Mot d’esprit. Il
écrit : « la communication [du mot d’esprit] à une autre personne apporte
de la jouissance. Mais la répétition ne fait plus rire, car la surprise n’y est
plus. » Et, plus loin, il ajoute : « on récupère un fragment de possibilité de
jouissance manquée par suite de l’absence de nouveauté, en la tirant de
l’impression produite par le mot d’esprit sur un nouvel auditeur. »
« Le discours détient les moyens de jouir (Mayette Viltard24) en tant
qu’il implique le sujet, mais le sujet ne saurait être impliqué que par ce qui
excède le discours, par le passage d’un trait. »
Ainsi la jouissance est dans le discours, dans le fantasme (on l’a vu),
dans le symptôme. Rappelons que c’est à partir du discours hystérique que
Freud découvre les vertus de la parole, de la talking-cure. Ce symptôme
(névrotique) nourrit une jouissance de type pré-génitale, en tant qu’il
préserve le refus de la castration dont il ne veut rien savoir… sauf à le
dénouer dans la cure.
Lacan a pu dire que la jouissance est hors-corps, hors-sexe, elle gît
dans le langage, mais, ajoute-t-il, « seul l’amour peut faire que la jouissance
condescende au désir25, car il donne ce qu’il n’a pas.
23 2004, inédit.
24 L’Apport freudien, sous la direction de P. Kaufmann, Bordas.
Et, à ce propos, je reviendrai à Freud. « Nous contraignons nos
patients, dit-il, à renoncer à ses résistances par amour pour nous. Nos
traitements sont des traitements de l’amour. » J’ajouterai : auquel on ne
répond pas. L’analyste donne son manque, son silence.
5 – L’(a)MUR, L’ÂMOUR… (J.-P. R.)
Il faut bien reconnaître que les propos de Lacan sur l’amour ne sont pas
sans ambiguïté. Car, si le thème du ressort fondamentalement narcissique de
l’amour scande son discours, il y a semé ici et là des échappées sur une
conception d’une dimension d’un amour autre que celle de la passion
imaginaire. Dimension présente dès le début, quand Lacan, n’hésitant pas à
jouer sur un registre métaphysique dans la visée d’échapper à l’ornière de la
psychologie, évoque les « passions de l’être ». Dans ce contexte, « être »
connote la dimension de ce qui se réalise dans la parole. Or Lacan indique
trois voies pour cette « réalisation de l’être » : ce sont l’amour, la haine et
l’ignorance. Et il souligne que c’est en tant que l’amour ne se réduit pas à la
simple captivation imaginaire que l’amour s’adresse à l’être. Mais cela n’est
possible qu’en tant qu’est instituée la dimension symbolique.
Si l’on consulte l’index des références lacaniennes26, on peut constater
que, si les renvois à l’amour sont d’une densité certaine pendant les
premières années de son séminaire – avec deux « pics » qui sont La relation
d’objet (Séminaire IV, 56-57) et Les formations de l’inconscient (Séminaire V,
57-58) –, elles se raréfient dans le début des années 60, c’est à dire à partir
du moment où Lacan est occupé à élaborer, au-delà de la question de la
demande, la dialectique du désir, pour déboucher sur la production de
l’objet a.
Il faudra ensuite attendre l’année 71-72, avec, en parallèle, le séminaire
…ou pire (Séminaire XIX), et les entretiens de Sainte-Anne sur Le savoir du
psychanalyste – où apparaît « l’(a)mur » (amour encore arrimé à l’objet a,
ainsi que l’indique son écriture) – et surtout le séminaire de l’année suivante,
Encore (Séminaire XX, 72-73) où la question de l’amour sera à nouveau au
coeur du propos de Lacan (l’amour avec les variations que l’on sait sur son
écriture : amur et lettre d’amur, mais aussi Âmour, comme dans « âme », ce
qui indique assez que Lacan renoue, comme nous le verrons avec la
problématique de l’être)
25 Lacan, Séminaire X, L’Angoisse, 1962-63, p. 210.
26 Henry Krutzen, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980, Index référentiel,
Anthropos, 2000.
19
On peut dire que ce retour à l’amour est la conséquence directe de
deux des conclusions déjà soulignées auxquelles Lacan a abouti au fil des
années précédentes :
– il n’y a pas de rapport sexuel27,
– et : la femme n’est pas toute28.
C’est en se demandant s’il ne parle pas aux murs – les murs de la
chapelle Sainte-Anne – et si ses auditeurs ne prennent pas la réflexion de sa
voix sur lesdits murs pour sa réflexion personnelle que Lacan reprend
(06/01/72) les quelques vers de Tudal qu’il avait déjà mis en exergue à l’un
des textes des Écrits29 :
Entre l’homme et l’amour,
Il y a la femme.
Entre l’homme et la femme,
Il y a un monde.
Entre l’homme et le monde,
Il y a un mur.
Ce poème lui sert de prélude à la réouverture de la question de l’amour,
mais en écrivant l’amour « (a)mur » (néologisme dont il s’avèrera qu’il est
emprunté à une des patientes délirantes et « schizographes » qu’il avait
suivi, 40 ans plus tôt, à Sainte-Anne30). Cette écriture, permet à Lacan
d’insister sur le fait que l’amour est toujours accroché à l’objet a, mais que,
de ce fait même, il met en jeu la castration. D’insister aussi, une fois encore,
qu’entre l’homme et la femme, ça ne marche pas : il y a un mur. Il y a le mur
du langage, il y a le mur du non-rapport sexuel. Et puis, note-t-il : l’écrire
comme ça, ça peut faire aussi « muroir » (où assonent miroir et mouroir)…
Cette année-là en fait, ce qui intéresse Lacan, c’est de poursuivre sa
tentative logique et topologique d’inscrire ce qu’on appelle différence des
sexes comme « ce qui passe par les défilés de la castration ». Ce sont les
fameuses formules de la sexuation dont l’élaboration a commencé l’année
précédente (Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 71-
72).

Retenons quand même l’émergence, cette année-là (puis reprise dans
Encore31), d’une de ces formules qui feront fortune. Il s’agit à nouveau du
don, du don d’amour et cette formule est en quelque sorte l’exacerbation du
« l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas » (comme « don actif », disait
27 Énoncé pour la première fois dans D’un Autre à l’autre (12/03/69).
28 Problématique amorcée avec les « formules de la sexuation », dans D’un discours
qui ne serait pas du semblant (18/05/71).
29 Lacan, Écrits, p. 289.
30 789 néologismes de Jacques Lacan, EPEL, 2002, p. 17.
31 LACAN, Séminaire XX, Encore, 72-73, p. 114.
20
Lacan) :

il s’agit du « je te demande de me refuser ce que je t’offre parce
que c’est pas ça » – ça, c’est l’objet a, bien sûr. C’était le 09/02/72 (dans
… ou pire) : la veille de ce jour, alors qu’il travaillait précisément à la formule
susdite, Lacan entend parler pour la première fois (par la bouche de la fille
d’une amie qui suivait les cours du mathématicien Guilbaud) du noeud
borroméen : il en saisi immédiatement l’intérêt et déclare que ça lui est
« donné comme une bague au doigt » (J.-A. Miller, dans son annexe au
séminaire Le Sinthome32). L’épisode avait déjà été rapporté, avec plus de
détail, mais sans qu’il soit daté, par Ch. Melman dans Quartier Lacan 33). Un
mois après (Le Savoir du psychanalyste, O3/03/72), il inscrit le « je te
demande de me refuser… » sur les trois anneaux du noeud.
Ceci dit, il faudra attendre Encore pour qu’apparaissent des
développements explicites sur la problématique de l’amour.
Dans ce séminaire difficile, aux efflorescences quasi-surréalistes, Lacan
tisse une série de thèmes : celui de la femme, celui de Dieu et celui de la
jouissance, celui du corps et celui du réel en interrogeant en particulier cette
part de la jouissance féminine qui n’est pas prise dans la jouissance phallique,
qui excède cette jouissance et qu’il désigne comme jouissance
« supplémentaire ». Mais il l’interroge sur fond de cette béance de l’être
qu’on peut appeler plaie ou impasse du sexuel, impasse qui l’amène
– puisque, jusqu’à Encore, la jouissance était explicitement identifiée au
sexuel dans ses limites phalliques – à poser la question d’un au-delà du
phallique.
« Au-delà » qui toucherait à ce point limite que peut atteindre tout
discours humain et qui confinerait à ce bord qu’est le réel – le réel comme
impossible.
Cette jouissance féminine : fantasme de Lacan, comme on a pu le
dire ? D’un Lacan fasciné par cette jouissance qu’il nomme aussi
« excessive », qui est, chacune à leur manière, celle d’Aimée, des terrifiantes
soeurs Papin, de la Sainte-Thérèse du Bernin ? Ou réel indicible, fascinant et
horrifiant pour tout homme, dernier vacillement du sujet devant cette
jouissance silencieuse qui fait surgir l’angoisse et annonce l’imminence du
réel ? Car la jouissance n’est pas symbolisable, elle est, dit Lacan, réel au
bord de la Chose, bord « extime », bord des orifices concernant l’objet a.
Qu’est-ce qui amène Lacan, dans ce contexte, à reparler d’amour ? Il le
fait avec une assertion nouvelle : là où le rapport sexuel s’avère rater, là
l’amour vise à faire suppléance – et à faire parler de lui. Parler d’amour, écrit
Lacan, la philosophie ne fait que ça, et le psychanalyste prend sa suite – mais
c’est pour marteler, tout en même temps, que l’amour, on ne peut pas en
parler34. Toutefois, qu’on ne puisse pas en parler n’empêche pas que l’amour,
32 LACAN, Séminaire XXIII, Le sinthome, 75-76, p. 203.
33 Quartier Lacan, Denoël, p. 109.
34 Encore, p. 17.
21
ça se déclare et ça s’écrive. Et on retrouve en quelque sorte les thèmes du
début : deux impossibles à dire s’entremêlent. Dire ce qui est de l’être (ce
qui serait une impossibilité logique) et parler d’amour (ce qui relèverait de la
bêtise (à prendre au pied de la lettre : qui veut faire l’ange fait la bête).
L’être, « parce que ce qui est de l’être, d’un être qui se poserait comme
absolu, n’est jamais que la fracture, la cassure, l’interruption de la formule
“être sexué”35 ». L’amour parce que ce qu’il tente, c’est de « suppléer au
rapport sexuel en tant qu’inexistant ». Et, pour tout ce qui tente de
s’approcher de cette suppléance, le langage ne se manifeste que dans son
insuffisance : vouloir suppléer au rapport sexuel, c’est « tenter de suppléer à
ce qui d’aucune façon ne peut se dire36 ».
Mais, nous rappelle-t-il alors, il y a quand même un autre effet du
langage qui est l’écrit.
Il faut revenir un peu en arrière : dire que le rapport sexuel n’existe
pas, c’est dire qu’il n’y a pas de complémentarité entre les sexes qui
permettraient que, mis en rapport, ils se complètent mutuellement, ils
fassent un, il fasse de l’Un. Or cette tendance, cette tentation de faire Un est
précisément ce qui est cher à l’amour (on connaît la fameuse jaculation : « Y
a d’l’Un » !). La thèse qu’avance alors Lacan, c’est que ce qui bute sur
l’impossible (qui, rappelons-le est l’autre nom du réel), « ça ne cesse pas de
ne pas s’écrire ». Alors, dans l’amour, ça donne la lettre d’amour, la lettre
d’âmur (puisque la fâme âme l’âme). Et ce qui est visé, dans cette
déclaration d’amour qu’est la lettre d’amour, « c’est le sujet, le sujet comme
tel en tant qu’il est supposé à une phrase articulée, à quelque chose qui
s’ordonne ou peut s’ordonner d’une vie comme telle37 ». La lettre d’amour,
dit-il est « la seule chose qu’on puisse faire d’un peu sérieux » – d’ailleurs,
croit-on comprendre, que fait-il d’autre, lui Lacan, avec son séminaire, que de
ne pas cesser d’écrire une lettre d’âmour à son auditoire38 ?
Et Lacan de revenir à la question de la femme : le rapport sexuel
n’existe pas, mais il y a une façon mâle de suppléer au rapport qui n’existe
pas39 et il y a « l’autre façon ». La façon mâle est celle qu’on ne connaît que
trop et qu’on a déjà dite : encombré par la problématique phallique, le mâle
s’empêtre dans le fantasme phallique et l’objet a. Du côté de La (barré)
femme, par contre, c’est cette jouissance supplémentaire (il faut entendre
dans ce mot une rupture avec le complémentaire), cette jouissance
supplémentaire que Lacan nomme « jouissance de l’Autre », cette
jouissance, dit-il, qu’on éprouve et dont on ne sait rien – mais dont il dit
qu’elle serait la seule qui ne devrait rien à l’objet a. Comment l’entendre,
35 Encore, p. 16.
36 Encore, pp. 74-76.
37 Encore, p. 48.
38 Encore, p. 78.
39 Encore, p. 53.
22
cette jouissance ? « La femme, écrit Michèle Montrelay, garderait cette
capacité d’effusion dans l’autre jouissance qui marque, au-delà du corps,
l’affinité élective de la jouissance de la femme à l’égard de la question du
manque dans l’Autre, lieu d’incomplétude où peut s’épanouir par excellence
ce qui ne procède pas de la jouissance phallique40 ». Ce qui ouvrirait la
possibilité d’un amour « pur », comme on l’a dit au début, un amour
inconditionnel, c’est-à-dire dégagé de sa soumission à l’objet a, un amour
dont l’unique critère serait le refus de toute récompense.
Et, au seuil de cette limite au-delà de laquelle commence l’indicible,
Lacan propose : « pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face
Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ». Et après tout, pourquoi
ne serait-ce pas là une autre façon de lire la fameuse formule : « Dieu est
inconscient » ? À des étudiants américains, il déclare en 75 : « L’athéisme
c’est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’intervient pas
dans le monde. Dieu intervient tout le temps, par exemple sous la forme
d’une femme. Les curés savent qu’une femme et Dieu c’est le même genre
de poison. »
Restons encore un instant côté Dieu. Lacan voit la jouissance féminine
comme axe et pôle du discours mystique, discours qui lui sert souvent de
point d’appui pour ce qu’il cherche à dégager : les mystiques, en effet, on
peut les mettre du côté du pas-tout. Qu’ils soient hommes ou femmes :
hommes, car « malgré, je ne dis pas leur phallus, malgré ce qui les encombre
à ce titre, ils entrevoient, ils éprouvent une jouissance qui soit au-delà. Ils
l’éprouvent mais ils n’en savent rien ».

C’est dire qu’ils font l’expérience de la
perte, d’une perte, si on peut dire, dénudée à partir de ce ressort sexuel que
Lacan pressent comme immanent à la jouissance féminine (cette jouissance
que les femmes éprouvent sans en faire savoir et dont elles ne disent rien
malgré, ironise Lacan, qu’on les supplie à genoux de le faire.

Les mystiques
sont en tout cas ceux qui témoignent au plus loin de ce « pur » amour dans
sa forme la plus absolue et la plus paradoxale : si l’amour pur est un amour
qui trouve sa jouissance dans la ruine de toute jouissance, elle peut entraîner,
avec la perte de soi, la perte de l’amour et même celle de Dieu (cf. les affres
des mystiques et l’acédie).
Il y a encore une forme d’amour sur laquelle, à plusieurs reprises,
s’arrête Lacan, pour ce qu’elle va dans le sens de sa thèse : c’est l’amour
courtois. L’amour est là comme accomplissement du désir mais
accomplissement sous une forme bien particulière : sous la forme du corps
sexué mis en discours, un discours qui chante le manque toujours renouvelé,
entretenu dans la savante délectation d’un système infini de prescriptions.
Michèle Montrelay, « Les problèmes de la féminité », in Sexualité féminine,
Encyclopædia Universalis.

Je voudrais terminer par une remarque sur ce temps où Lacan tient le
séminaire Encore. Nous sommes dans les suites de mai 68 et de ce qui est
vécu comme son échec. On sait que cela a été, pour un certain nombre,
l’occasion de mettre ou de remettre leurs pas dans ceux de Lacan. Ce qui ne
manque pas de faire paradoxe : qu’en était-il de ce retour à celui qui invitait
à penser dans la solitude et la difficulté – et par soi-même – alors, qu’après le
vertige d’une mutation collective, l’histoire semblait se refermer, le champ de
l’action se rétrécir et la parole de contestation s’épuiser ? Et quel
malentendu de mettre plus que jamais en position de maître celui qui disait :
« le désir d’être le maître contredit le fait même du psychanalyste43. »
Il me semble que ce contexte éclaire de façon significative l’insistance
de Lacan dans Encore sur l’impasse du sexuel. Son discours invite à recevoir
avec précaution toutes les idées promues par mai 68 autour du thème de la
supposée « libération sexuelle ». Mais il est sans doute aussi une réplique
tant à Foucault et son fantasme d’un régime général des corps et des plaisirs
– délivré de tout manque –, qu’à Deleuze et Guattari (L’anti-OEdipe datait de
cette même année 72) qui venaient de forger leurs machines désirantes et
autres flux machiniques ?
N’est-ce pas leur exact envers que cette éthique du renoncement
martelée par Lacan – renoncement tout autre que le renoncement chrétien :
renoncement comme visée et effort jamais achevé de refuser à chaque pas
les pièges de l’imaginaire, du narcissisme et du pouvoir ?

ANNEXE
La mourre : un jeu de doigts
« Voici maintenant, à titre de divertissement, un jeu de société fort
connu en divers pays depuis l’Antiquité et qui dérive plus ou moins
directement de l’habitude de compter sur les doigts. La langue française
l’appelle “mourre”. Ce jeu est fort simple ; il se pratique généralement à
deux.
Les deux partenaires se tiennent face à face, le poing fermé en avant.
À un signal donné, chaque joueur doit, en même temps que son adversaire,
ouvrir spontanément sa main droite (ou gauche) et lever autant de doigts
qu’il le désire, tout en énonçant un nombre de 1 à 10. Celui qui énoncera un
43 Lacan, « Radiophonie », in Autres Écrits.
24
nombre égal au total des doigts montrés par l’un et par l’autre des deux
joueurs marquera un point. Si, par exemple, le joueur A montre 3 doigts en
disant « cinq », pendant que le joueur B montre 2 doigts en énonçant le
nombre “six”, c’est le joueur A qui marque un point puisque le nombre des
doigts levés est : 3 + 2 = 5.
Ce jeu ne fait donc pas seulement appel aux lois du hasard, mais aussi
aux qualités du joueur dont il exige vivacité, attention, intuition et
observation. »
Le jeu de la mourre reste assez populaire en Italie (morra) et se
pratique parfois encore dans le sud-est de la France, en Corse (mora), au
Pays basque espagnol, au Portugal, ainsi qu’au Maroc.
En Chine et en Mongolie, le même jeu est connu depuis fort longtemps
sous le nom hua quan, signifiant quelque chose comme « faire se disputer les
poings ».
Durant la Renaissance, en France et en Italie notamment, le jeu de la
mourre connut une grande faveur chez les pages, les laquais, les valets et les
servantes qui le pratiquaient souvent pour se divertir aux heures creuses.
Le même jeu fut également pratiqué par les Grecs des époques
héroïques, ainsi que le montrent des vases et des monuments helléniques.
C’est la Belle Hélène, dit la légende, qui inventa la mourre pour jouer avec son
amant Pâris.
Plus anciennement encore, les Égyptiens connurent un jeu semblable, à
l’époque des pharaons.
Georges Ifrah (Histoire universelle des
chiffres, Paris : Bouquins-Robert Laffont,
1994, T.I, p.128).
Le jeu auquel Lacan fait allusion dans l’hommage à Duras est considéré
comme une variante du jeu de base. Il se joue avec quatre propositions
mimées de la main – ciseaux, papier, caillou et puits – dont chacune
l’emporte sur une des autres de façon circulaire : le papier l’emporte sur le
caillou qui l’emporte sur les ciseaux qui l’emportent sur le papier etc…
(papier : main ouverte à plat ; ciseaux : l’index et le majeur écartés ;
caillou : poing fermé ; puits : l’index rejoint le pouce pour former un o
horizontal). Celui des deux qui l’emporte marque le point.
*
L’amour, un jeu dont on ignore les règles
Lacan, revient le 12 mars 74, dans le Séminaire XXI, Les non-dupes
errent, sur la question de l’amour. Il met ce jour-là en doute que l’amour soit
jamais une passion : il n’est pas passion, il est passionnant. Lacan reprend
25
alors le principe de la suppléance pour faire l’hypothèse que « le savoir,
même inconscient, est justement ce qui s’invente pour suppléer à quelque
chose qui n’est peut-être que le mystère du deux ». Quand quelque chose
est passionnant, cela implique qu’il est actif : il faut « en parler comme d’un
jeu, où l’on n’est en somme actif qu’à partir de règles. Mais on reste dans la
profonde ignorance qu’on joue un jeu dont on ignore les règles. Et ce savoir
qu’il faut inventer, « c’est peut-être à ça que peut servir le discours
psychanalytique. »
Si la jouissance, on la ramasse à la pelle – sans qu’on puisse rien en
savoir –, l’amour, c’est « ce machin à l’aveugle qu’on poursuit sous le nom
d’amour ». Et selon le principe de « ce que l’on gagne d’un côté on le perd
de l’autre », « s’il arrivait que l’amour devienne un jeu dont on saurait les
règles, ça aurait peut-être au regard de la jouissance beaucoup
d’inconvénients ». Et Lacan s’interroge : si l’amour « fonctionnait à
conjoindre la jouissance du Réel avec le Réel de la jouissance, est-ce que ce
ne serait pas là quelque chose qui vaudrait le jeu ? » – mais « les seuls
gens qui jouissent de ce Réel, c’est les mathématiciens. Alors il faudrait que
les mathématiciens passent sous le joug du jeu de l’amour, qu’ils nous en
énoncent un bout, qu’ils fassent un peu plus de travail sur le noeud
borroméen »…
« Seulement voilà, la jouissance du Réel ne va pas sans le Réel de la
jouissance. Parce que, pour que un soit noué à l’autre, il faut que l’autre soit
noué à l’un. Et le Réel de la jouissance, ça s’énonce, comme ça. Mais quel
sens donner à ce terme : « le Réel de la jouissance » ? »
*
Le titre du séminaire XXIV
Mayette Viltard (« Amour », in L’apport freudien, Bordas 1993), en
s’appuyant sur cette hypothèse des Noms-dupes errent propose une lecture
multiple du titre du séminaire XXIV :
« L’insuccès de l’inconscient , c’est l’amour, l’amour réciproque narcissique
ne permet pas de mener une cure à sa fin.
L’insu que sait de l’Une-bévue sait la mourre. Double tour de l’objectivation
du savoir, le premier dans l’insu, le deuxième dans le savoir mathématique, le
jeu de la mourre mène une cure à sa fin, et l’inconscient, freudien, est
renommé, par Lacan, Une-bévue, savoir qui par la bévue se manifeste.
Enfin, véritable titre l’Insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre. Il faut une
Elle pour que le roi sache l’amour. »
De même explique-elle l’allusion au jeu de la mourre :
« Lorsque celui qui “par hasard” sait la mourre à son insu crie le nombre qui
tombe juste dans l’addition des deux savoirs inconscients, ce nombre peut
être re-connu exact puisqu’il est réglé mathématiquement par l’addition […].
Ce nombre ne se sait pas d’avance […], il est crié comme pur événement ».

Vous avez tenu jusqu’ici, abreuvez-vous d’une image rêveuse d’apesanteur terrestre vécue avec le CNES à bord d’un Airbus Air Zéro G : AirZeroG-bulle eau

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